Les dangers de la mondialisation et de la financiarisation. Par Liliane Held-Khawam – Le Temps, 15.11.2013

Nous sommes face à un problème universel qui dépasse les divisions obsolètes droite-gauche. Les fondamentaux de la société civile sont en danger. La liberté de travailler et d’entreprendre, la libre concurrence et les acquis sociaux sont sur la sellette. Il s’agit d’un problème global tant politique, économique que sociétal.

Le débat autour de l’initiative 1:12 révèle un malaise grandissant face aux écarts salariaux. La question passionne d’autant plus que certains bénéficiaires de bonus mirobolants sont montrés du doigt en tant que responsables de la Berezina des marchés financiers et économiques. Pire encore, certains d’entre eux ont reçu des promotions sans jamais avoir eu de comptes à rendre devant la justice.

En Suisse, des patrons sont décriés pour avoir gagné jusqu’à 261 fois le salaire de la personne la moins bien payée de l’entreprise. Selon l’USS, les salaires du top management ont connu une progression de 20% en moyenne entre 1997 et 2007 alors que les bas et moyens salaires n’ont évolué que de 2 à 4%. Ce phénomène semble effectivement avoir pris de l’ampleur depuis les années 90. La coïncidence avec la mondialisation de ces entreprises aux salaires extravagants n’est pas fortuite. La globalisation des marchés a généré une croissance impressionnante du volume d’affaires de ces entreprises. Pendant ce temps, les frontières se sont effondrées, rendant la globalisation des processus de recrutement possible.

Le bassin de recrutement s’est donc mondialisé. Délocalisations, sous-traitance à des entreprises venant de l’Est et du Sud (employés avec des salaires du pays d’origine) ou Schengen sont autant de causes de salaires revus à la baisse. Les réseaux sociaux s’y sont mis aussi pour soutenir le recrutement à travers le monde. La mobilité de la population active s’est amplifiée. La demande en main-d’œuvre bon marché a explosé. La compétitivité salariale qui inclut les charges et avantages sociaux fait rage… Les pays les plus attentifs au social, comme la France, sont les grands perdants. Les pays les moins regardants sont les grands gagnants. Emplois et salaires se sont globalisés pour le meilleur et pour le pire…

Ce phénomène montre que plus la globalisation des marchés se développe, plus le bassin de l’emploi s’élargit, et plus les salaires sont revus à la baisse. L’automatisation et la robotisation accroissent la pression sur la courbe des salaires des pays occidentaux. Si on pousse le raisonnement à l’extrême, on peut théoriquement se retrouver avec des employés contents de recevoir quelque chose à manger. Absurde? Peut-être, mais pas sûr.

Un deuxième phénomène accompagne le précédent. Une minorité d’emplois semblent jouir directement des bénéfices dus à la globalisation (y compris celle des salaires). Leurs critères d’évaluation et de rétribution sont particuliers. Ce sont des emplois qui participent à l’expansion de la globalisation et à la financiarisation des marchés, toutes catégories et tous domaines confondus. Ils sont gérés par des personnes qui promeuvent, à des degrés divers, le système sous-jacent à la mondialisation. Ces emplois sont considérés comme pourvoyeurs de forte valeur ajoutée et sont sous le contrôle des marchés financiers et de la haute ­finance.

Des indicateurs de toutes sortes de performances peuvent être affectés à ces emplois de stars. A ceci vont s’ajouter des critères hors norme tels que la capacité à prendre des risques importants (hedge funds, cartellisation…) ou à spéculer. Ces critères qui peuvent amener à la case prison doivent aussi être rémunérés. L’indicateur de performance le plus absolu dans ce monde de la globalisation est celui de la bourse. Il est troublant de voir que celle-ci peut être éclatante de santé alors que les taux de chômage et de paupérisation des peuples explosent. Cette distorsion entre les indicateurs financiers volatils des bourses et ceux de l’économie réelle nationale est la cause fondamentale des dérives actuelles.

Si la tendance devait se poursuivre, de moins en moins de personnes géreraient des responsabilités et des volumes financiers toujours plus importants. Cela creuserait alors encore plus les écarts de toutes sortes, et même contracterait in fine le nombre de postes de stars disponibles. Une spirale à la fois destructrice d’emplois et génératrices de richesse au profit d’un petit nombre s’est installée. Elle crée une cassure au sein de la société. On peut craindre la naissance d’une oligarchie mondiale détenant les clés de l’emploi et des rémunérations… Que ferait-elle de ce pouvoir? Que resterait-il des Etats-nations, des démocraties et des libertés individuelles? Que feraient-ils de la base de données gigantesque qui est en train de se constituer et qui met à mal la sphère privée du citoyen?

Les politiques nationales ne semblent pas se préoccuper du phénomène. Au contraire, elles soutiennent le processus en couvrant les dégâts privés avec l’argent public. La politique monétaire de certains pays dont la Suisse sert d’accélérateur à ce système qui peut croître à bon compte.

Alors, à la veille de la votation sur 1:12, on peut saluer la mise en lumière de cette hégémonie d’un nouveau genre. Les propositions de l’initiative sont-elles suffisantes? Pas sûr. Elles pourront être facilement contournées. Quant aux menaces brandies par ses détracteurs en cas d’acceptation, elles sont fort discutables aussi. Nous sommes face à un problème universel qui dépasse les divisions obsolètes droite-gauche. Les fondamentaux de la société civile sont en danger. La liberté de travailler et d’entreprendre, la libre concurrence et les acquis sociaux sont sur la sellette. Il s’agit d’un problème global tant politique, économique que sociétal.

Liliane Held-Khawam

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