Pour « sauver la planète », l’industrie tue les campagnes. Reporterre

Au nom de la transition énergétique, les campagnes s’industrialisent à grande vitesse. L’autrice de cette tribune raconte la métamorphose de la Haute-Marne, autrefois vivante et dorénavant colonisée par les éoliennes, les méthaniseurs, les plantations de biomasse…


Il est minuit, ma maison vrombit, mon cœur est écrasé, mon crâne résonne. Les fenêtres fermées, les boules Quies ne font qu’empirer les choses. Où aller ? Au fond des bois ? Les infrasons des éoliennes industrielles ne connaissent pas les frontières. Elles sont partout. Mon corps est à bout.

Seules deux vallées ne sont pas encore attaquées à proximité de chez moi. Les mâts des éoliennes et les méthaniseurs poussent aussi vite que tombent les forêts ! Il n’y a plus de refuge. La campagne s’industrialise.

J’ai passé le week-end chez moi, face aux collines, dans mon village de 70 habitants, la maison dans laquelle mes enfants ont grandi, qu’on a restaurée ensemble. J’avais beaucoup à faire, je n’ai rien fait ou presque, je n’ai pas eu besoin de regarder la météo pour savoir d’où venait le vent. Mon corps n’avait qu’une tension, fuir ce lieu inondé par un poison vibratoire. Du sud au nord, en passant par l’ouest, plus de 70 éoliennes industrielles de 150 mètres. À l’Est, six, 183 m de haut, diamètre 150 m, bientôt 29. Partout, des centaines en projet ou prêtes à sortir de terre. Du haut de la colline, j’ai dit adieu aux couchers de soleil il y a neuf ans, et récemment aux levers. Adieu à la nuit pure. Les promenades sur le plateau rendent fou.

Les bois qui n’ont pas encore été rasés sont dépouillés depuis qu’on ne parle plus de forêts, mais de biomasse

À 200 m de la maison, deux fermes, « normales » il y a peu, incarcèrent désormais douze mois sur douze quelques centaines de vaches sous les tôles. Ventilateurs, tanks à lait, robots de traite, engins qui désilent, mélangent, transportent, paillent, distribuent, curent, et retransportent. Les bruits de moteur sont incessants. Vaches à méthane ou vaches à lait, toutes ont le même sort, les riverains aussi !

Marie, une riveraine, est à bout, sur sa petite route de campagne. Sept jours sur sept, les tracteurs passent pour alimenter le méthaniseur voisin en fumier collecté dans un rayon de 60 km, les prés ont été retournés pour planter le maïs qui servira à nourrir le méthaniseur et les vaches prisonnières qui fournissent la manne. La paille aussi voyage. Sous la canicule, les vaches enfermées hurlent, tapent nuit et jour dans la ferraille qui les enferme, l’ensilage pue.

Où aller ? Au fond des bois ? Quels bois ? Ceux qui n’ont pas encore été rasés sont dépouillés depuis qu’on ne parle plus de forêts, mais de biomasse. De mes fenêtres, je vois clair au travers des collines. Plus de sous-bois, des champs de troncs. Le long des chemins, les arbres trop jeunes, condamnés à ne pas devenir des chênes centenaires, s’alignent, en attendant d’être déchiquetés avec beaucoup d’énergie, recollés en pellets, voire transformés en carburant ! Il y a quelque temps, un bûcheron s’inquiétait : « Dans dix ans, il n’y aura plus rien ! » Sur les photos aériennes, une bande boisée au bord des routes, pour tromper le peuple, mais c’est une coquille vide. Dix ans, c’était optimiste. Qui ose encore signer les pétitions contre la déforestation de la forêt amazonienne ? Le poumon vert de la France, ça ne compte pas ?

Officiellement, on n’a plus le droit de retourner les prairies [pas pour leur flore et leur faune, on s’en moque, mais comme pièges à carbone, fixateurs de sol…] Jamais on n’en a retourné autant que depuis les débuts de la « transition énergétique » ! Pour le maïs des méthaniseurs, le colza des carburants… Qui ose encore signer les pétitions contre l’huile de palme ?

« C’est une violence inouïe ! » m’a dit ce citadin reconverti à l’agriculture bio. Pour moi, c’est un viol. Un viol de ce pays qui m’a vue grandir, que mes ancêtres paysans ont soigné, que j’ai parcouru jusque dans ses moindres recoins… Un viol de mon droit au silence, ce bien le plus précieux. Depuis bientôt dix ans, hormis quelques nuits glaciales sans vent, pas une heure sans bourdonnement de moteur ou d’éolienne, dans ma maison dont les murs tremblent de cette maladie galopante.

Je bondis en lisant une phrase de l’association NégaWatt : « Nous avons également de vastes zones peu peuplées qui permettent l’installation [d’éoliennes]. » Ben voyons ! Nos élus comptent aussi remplir ainsi la « diagonale du vide ». Mais le vide n’est pas vide, nous y vivons, la nature y vit. Nous ne sommes pas un territoire à coloniser ! Pour eux, nous sommes une poignée de sauvages qui empêchent l’expansion de projets, qu’ils n’osent plus appeler « progrès », mais ont rebaptisé « transition énergétique », et font passer pour une « reconversion écologique ». Nous préférions être abandonnés : au moins, on nous laissait tranquilles !

On n’a pas le droit d’avouer que quelque chose cloche dans ce qui est présenté comme la seule issue

L’écologie, c’est ce que nous avions, avant. Du silence, de vraies nuits, des forêts gérées avec sagesse en mode cueillette, avec respect pour leurs bêtes, grandes et petites. Celles qui ne peuvent pas fuir crèvent désormais au soleil de vastes étendues rasées, les autres ne savent plus où aller. L’écologie, ce n’est pas ce monde industriel qui se cache derrière des noms aguicheurs.

Ce monde, on nous l’impose sans démocratie, avec le plus profond déni de notre citoyenneté, des enquêtes publiques, qui sont des mascarades, les rares refus préfectoraux étant cassés par les tribunaux administratifs. Les enquêtes surviennent sans annonce claire, il faut surveiller les sites préfectoraux, qui ont changé de page sans l’annoncer clairement, supprimé les dates, lieux, natures d’activité ; certains se retrouvent avec des éoliennes derrière chez eux sans jamais en avoir entendu parler. Lors des plaintes, les promoteurs sont juge et partie, seules leurs conclusions sont retenues. La notion de conflit d’intérêts disparaît, les directives régionales sont piétinées, les lois faites sur mesure pour faciliter l’invasion…

Nous sommes dépossédés de notre territoire, sans droit à la parole, sans droit de nous défendre, la proie de lobbies qui manipulent le pouvoir. On nous accuse de « retarder la transition énergétique » avec nos vaines rébellions ; retarder, c’est tout, on se défend, mais on se fait quand même dévorer ! La démocratie est bafouée.

Ceux qui pleurent à cause du bruit, des acouphènes, du cœur qui s’emballe au rythme des pales osent rarement témoigner. Ils ont honte, ce ne serait pas politiquement correct, il faut accepter de souffrir pour « le bien de la planète ». On n’a pas le droit d’avouer que quelque chose cloche dans ce qui est présenté comme la seule issue. Ils ont peur, aussi. Alors que l’électrosensibilité peine à se faire reconnaître, on se gausse de la sensibilité aux infrasons, trop méconnue, qu’on fait passer pour une maladie psychique.

On assiste à un parfait écocide, discret, se cachant sous de pseudo « bonnes intentions »

« Les opposants retardent la transition énergétique. » Mais qui se penche sur nos vies brisées, nos investissements et nos projets tués ? Les vergers que nous ne plantons plus, la maison devenue invivable et invendable, nos promenades quotidiennes, les circuits de randonnée, le panorama d’une ville touristique… L’âme de nos campagnes, notre silence, notre sommeil, notre santé, notre capacité de concentration et celle des enfants des écoles, notre efficacité au travail, les étoiles, le noir de la nuit, nos forêts, nos prairies, la liberté des vaches, le relief, écrasé, ce qu’on n’a plus la force de faire. Tout est tué brutalement ou à petit feu.

Et les ressources ! Que de pétrole pour nourrir avec l’ensilage et l’enrubanné de l’an dernier des vaches qui il y a peu broutaient dehors, là où on cultive le maïs qu’elles ingurgiteront l’an prochain ; pour ériger ces monstres blancs trois fois plus hauts que nos collines, qui, ici, ne fonctionnent qu’à 18 % de leur capacité, de façon intermittente et aléatoire ; pour couper, transporter, déchiqueter nos trop jeunes arbres, cultiver le maïs et le colza. Pour fuir ! Que de sols détruits ! Nous sommes assez près de notre terre pour constater au quotidien cette tromperie que les citadins ne voient pas !

Si au moins tout cela servait à autre chose qu’engraisser sur nos deniers des lobbies et ceux qui leur ouvrent grand les portes.Nous sommes sacrifiés sur l’autel d’une idéologie capitaliste qui veut vendre les engins nécessaires à son accomplissement. Jamais nous n’avons vu autant de machines, entendu autant de moteurs dans nos campagnes, nos forêts, planer sur nos têtes… La « croissance verte » tue l’idée de décroissance, autant que nos territoires, pour justifier ses objectifs.

On assiste à un parfait écocide, discret, se cachant sous de pseudo « bonnes intentions », ou pire, sous une injonction de « sauver la planète ». Mais on s’est trompé de ministère, la production d’énergie pour le confort humain, ce n’est jamais de l’écologie, c’est de l’industrie !

Comme chaque fois que le vent vient du nord-ouest, ma maison vrombit plus que les autres jours. Mon corps ne sait où aller, je pleure. Dans quelques mois, le vent d’est sera lui aussi un poison. Arrêtez la torture ! Laissez-nous vivre ! VIVRE !

Blandine Vue est docteur ès lettres, diplômée en sciences du langage, lauréate de la Fondation Nicolas Hulot pour ses activités pédagogiques de terrain. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Histoire des paysages (éd. Errance) et un roman, La Colonie (éditions L’Harmattan). https://reporterre.net/Pour-sauver-la-planete-l-industrie-tue-les-campagnes

7 réflexions sur “Pour « sauver la planète », l’industrie tue les campagnes. Reporterre

  1. Mais avant cette reconversion dire verte, la situation était identique : a-démocratique.

    Ce qui change c’est que la campagne est rendue monétisable par industrialisation grâce à des subventions : aussi bien PAC (plus ancien) qu’éoliennes et autres digesteurs.

    Vous reprochez un dérangement, non niable évidement, est-ce que des panneaux solaires silencieux ne vous auraient pas plu ? Le silence et le fric. Royale non ? L’argent qu’ils génèreraient vous aurait rendu docile, vous au sens population. Gain facile, c’est ce qui a permis l’implantation des centrales nucléaires, de Bure, l’arrosage de fric (pris sur la richesse nationale de tous) apporte le consentement. Le cliquet de l’emprise inexorable, irréversible du capitalisme fou.

    Le problème est bien la démocratie, votre décision sur les choix sociaux.

    Pour cela on a 40 ans (pour rester dans le contemporain qui nous touche, nous et des centaines de générations après nous) de tromperie et une (la) dévastation du monde en prime.

    C’est le seul problème qui vaille la peine d’être dénoncé : le capitalisme a pris le pouvoir total sur la planète et il la façonne à son seul profit.

    Baleines, charbon, pétrole, nucléaire, éolien, .. Pas une population n’a choisi, seulement consommé l’offre industrielle.
    Quand ça nous va on prend, quand ça nous va pas on subit.

    C’est cette violence, ce pouvoir exorbitant de nous pourrir la vie qui est insupportable.
    Et cela empire avec la chute du capitalisme.
    Comme le dit Lordon, la chute sera brutale, violente, ce n’est pas réformable.
    La seule chose que nous pouvons faire est de nous y préparer individuellement c’est à dire collectivement.

  2. Etonnamment, contre cela, pas de manif, pas d’infos catastrophistes, pas de Greta, pas de réaction. Pendant qu’on s’époumone contre des pseudos-désastres écologiques de l’autre côté de la planète, on détruit autour de chez nous dans un silence de cathédrale. Et au profit de qui ?

  3. N’ayez crainte: le pendule revient finalement au centre, à l’arrêt . La planète bleue guérira bientôt du virus  » homo sapiens  » , qu’il soit capitaliste ou SDF .

  4. Bonjour Liliane,
    Info TRES intéressante : je viens, en tant que français, de me faire éjecter de la ZKB : ils ne veulent plus de comptes appartenant à des étrangers > Washington donne les directives pour « tondre » les européeens avec la directives BRRD dès que l’argent sera rapatrié dans les pays d’origine ? Vous savez si c’est propre à la ZKB ou si c’est général en Suissse. J’ai jusqu’à fin Novembre pour faire virer l’argent sur mon compte francais.
    Merci d’avance de votre réponse.

  5. Bonjour,
    Les banques suisses rechignent, voire refusent, à renouveler les hypothèques des citoyens suisses de l’étranger. Cela répond-il à votre question? (Il me semble que je traite la chose dans Dépossession).

  6. @ Emile, je vous ai trouvé un article qui vous explique que les banques suisses ne veulent plus de clients qui résident à l’étranger. UBS et CS ont muté en holding à vocation supranationale avec des unités locales par pays.
    De manière générale, c’est comme si le changement de paradigme engendrera la fin de l’internationalisation des capitaux pour monsieur et madame tout le monde, à l’exception des grands groupes supranationaux ou globaux. Un système à deux structures semble se mettre en place.
    https://www.swissinfo.ch/fre/economie/motion-parlementaire-_services-bancaires–solution-en-vue-pour-les-suisses-de-l-%C3%A9tranger/43935430

  7. Emile,
    Envoie donc ton pognon au Luxembourg . Lorsque l’euro explosera, les luxembourgeois resteront dans 1 devise commune avec les teutons et les bataves qui gardera sa parité avec le franc helvète tandis que les latins regrouperont leurs déficits dans le même abîme sans fond .
    De toute façon, la ZKB déclare tes avoirs à Bercy !

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