Monnaie pleine… ou monnaie vide? Eva Zaki (Bilan)

Dans cette contribution critique de l’initiative, l’auteure souligne l’insuffisance totale de gages ou richesses tangibles pour couvrir la production massive d’une «monnaie centrale».

Qui doit créer notre argent: les banques privées ou la Banque nationale? Cette question, a priori simple, est en réalité abyssale. Soumise au vote le 10 juin, l’initiative «Monnaie pleine» est truffée de choses qui «vont de soi»: l’Etat peut garantir la totalité de l’émission monétaire. C’est normal, c’est l’Etat. La Banque nationale crée de la monnaie pleine. C’est normal, c’est la Banque centrale. Mais le monde de la finance est bien plus complexe que cela. Pour réagir de manière informée à la question, nous devons clarifier chaque point: «Qui», «doit», «créer» et «notre argent». Quelques réflexions sur la monnaie pleine.

D’où vient la notion de monnaie «pleine»?

Selon l’initiative, la monnaie pleine serait «du vrai argent de la Banque nationale», «la création monétaire par l’Etat souverain». Penchons-nous sur le «vrai argent».

A ses origines, la monnaie est «pleine» du fait que le titre de propriété (pièce ou billet) tire sa valeur de sa convertibilité en un actif tangible, tel que l’or. Mais ce n’est un secret pour personne, depuis l’abolition en 1971 de la convertibilité or du dollar et l’adoption des taux de change flottants, aucune monnaie au monde n’est adossée à un actif réel. A partir de mai 2000, la Suisse a vendu l’essentiel de son or: il ne représente plus que 5% de ses actifs. Evidemment, plus le bilan de la BNS enflera, plus la part d’or se réduira.

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Ainsi, même la monnaie émise par une banque centrale ne possède d’autre garantie que la capacité et la volonté d’un Etat d’offrir une sécurité monétaire à ses citoyens. La monnaie souhaitée par les initiants tirerait donc son caractère «plein», non pas d’être convertible en or, ni en quoi que ce soit d’autre, mais d’une garantie offerte par la Banque nationale. Imaginons que la Confédération, au travers de la BNS, octroie une garantie sur la totalité des francs suisses émis (jusqu’à 10 trilliards).

D’où viendrait le financement de ce gigantesque engagement? Comment provisionner des fonds publics pour la couverture? Ce n’est pas expliqué. On part de l’idée que l’argent vient de l’Etat… Or, dans le système actuel, ce sont les banques commerciales qui émettent 90% de la monnaie, crédits compris, tandis que la BNS n’émet que les pièces et billets, inscrits au bilan pour un total de 70-80 milliards de francs. Pas d’autres engagements monétaires.

BNS: actionnaires, structure et compétences

La BNS n’est ni garante ni dépositaire de la richesse nationale et ne représente pas l’Etat fédéral. C’est un organisme indépendant, supervisé par la Confédération, pour assurer la politique monétaire (prix, taux d’intérêt). Ses principales contreparties sont les marchés financiers et les banques dépositaires. La BNS est détenue à 55% par les cantons, à 27-33% par des actionnaires privés et à 12-18% par les banques cantonales.

L’initiative propose de confier à la BNS le soin de garantir l’émission monétaire et donc de mettre des limites au gonflement du crédit. Mais regardons la réalité de l’émission monétaire. Dès 2007, la BNS est entrée dans le club des banques centrales qui actionnent librement la «planche à billets» pour contrôler le cours du franc suisse face à l’euro. Cela signifie imprimer tout ce qu’il faut pour acheter la contre-valeur de 600 milliards de francs suisses en titres européens. Elle intervient aussi sur le dollar-yen et prend d’importants risques de change.

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Le bilan de la BNS est passé de 92 milliards de francs fin 1998 à 750 milliards fin 2016. C’est-à-dire 116% du PIB suisse. Notre Banque nationale suit désormais les grandes (Fed, BCE, Banque d’Angleterre et Banque du Japon) et pratique elle aussi l’émission monétaire massive. Un véritable encouragement à lui confier la responsabilité de limiter l’émission monétaire! Y a-t-il un contrôle public sur ces pratiques bancaires? Non, elles ne font pas l’objet de scrutins mais entrent dans le mandat donné par la Confédération.

Pour cela, la Banque nationale dispose des instruments financiers les plus pointus, et on n’exige d’elle que 2,5% de réserves minimales. Demandons alors aux initiants: sur quelles bases techniques la BNS aura-t-elle la capacité de rendre la monnaie «pleine», ou de garantir sa valeur et sa sécurité? Par ailleurs, la BNS elle-même décline poliment cette tâche dans son dossier de réponse à l’initiative. La réalité du marché est que la BNS imprime beaucoup de monnaie, tout comme les banques commerciales, avec pour seule condition que la création monétaire massive n’aboutisse pas à une hyperinflation.

Monnaie pleine… ou planche à billets?

L’initiative considère qu’un crédit fourni par la BNS représente de facto de la monnaie centrale. Mais la BNS n’est pas équipée en fonds propres ni en fonds publics pour couvrir une création monétaire à l’échelle nationale ayant qualité de «monnaie centrale». Si elle devait le faire, il ne lui resterait qu’à actionner la «planche à billets» et créer une monnaie qui ressemble étrangement à celle des banques commerciales. La monnaie deviendra-t-elle «pleine» du seul fait qu’elle sort de la BNS? On assisterait simplement à une consolidation de l’offre de crédit auprès d’un organisme central.

L’initiative souhaite-t-elle que le crédit soit créé par une émission monétaire massive et soit appelé «monnaie centrale»? Cela resterait de l’argent dette. Sinon, comment financer cet encours? Par le budget de l’Etat? Par l’impôt? Par l’activité économique privée? Ou par le désendettement de tous les acteurs économiques?… Il n’y a pas de solution toute trouvée.

L’image d’Epinal: l’argent gratuit

En raison de la dette publique existante, la plupart des pays dits «riches» sont en déficit budgétaire, avec un repli du revenu national. La Suisse n’échappe pas à cette règle, même si sa dette (30% du PIB) est très inférieure à celle de ses voisins. Or, dans tous les cas, la croissance économique nationale ne peut servir de couverture pour la totalité de l’émission monétaire.

De nombreux mouvements dans le monde souhaitent que l’émission monétaire illimitée, plutôt que d’être pratiquée au profit des marchés financiers, le soit en faveur du «peuple». S’il est louable de chercher la justice sociale et la redistribution des richesses monétaires, il n’en reste pas moins problématique d’imprimer la monnaie sans tenir compte des conséquences. La monnaie créée sans lien avec la production est une dette publique.

Cela revient à hypothéquer l’avenir financier des générations futures en supprimant leur pouvoir d’achat. Débaucher la monnaie nationale comporte de graves contraventions humanitaires et vise uniquement un bénéfice à court terme. La création monétaire illimitée est un miroir aux alouettes, car on la présente comme étant sans conséquences sur le pouvoir d’achat.

Conclusion

Si la couverture or a été supprimée en 1971 et la création monétaire déléguée aux banques commerciales, c’est justement dans un contexte de déficit des Etats. Financer les guerres, notamment, exigeait des ressources au-delà de tout ce que le contribuable aurait jamais pu endosser. Pour cette raison, il n’existe plus de couverture or, ni de couverture tout court, mais seulement un «pilotage» de l’encours monétaire et des taux.

Il n’y a pas de banque publique: nous sommes tous débiteurs du marché privé. Les Etats sont pris au piège d’une dette non remboursable, de plus en plus coûteuse. Bien que confinée aux marchés financiers, l’injection monétaire gonfle les prix des actifs: c’est un impôt sur l’épargne des ménages.

Parmi les générations qui ont vu couler généreusement les fonds publics (1945-1975), certains de nos concitoyens n’ont pas réalisé que la donne a totalement changé. Si le budget de l’Etat était alors positif, cet argent a rapidement été dépensé, et la couverture or épuisée. Les banques centrales n’ayant plus de quoi garantir la monnaie, la création monétaire a été privatisée. Depuis quarante-cinq ans que l’Etat loue l’argent, les intérêts ont creusé le déficit public.

Dans ce contexte, prôner l’émission monétaire illimitée, même à l’usage de la majorité, revient à perpétuer et amplifier le piège de la dette inflation, duquel il faudrait au contraire chercher à se libérer. En commençant par établir de bonnes limites dans son mode de vie et sa consommation, pour réviser les valeurs fondamentales de la société.

Eva Zaki,

Ancienne gestionnaire de fortune spécialisée dans les techniques financières, membre fondatrice de la monnaie alternative Léman.

9 réflexions sur “Monnaie pleine… ou monnaie vide? Eva Zaki (Bilan)

  1. C’est toujours intéressant de voir la créativité des gens à palier toute sorte de problèmes et de ne pas sombrer dans l’apathie. Le Léman est une initiative intéressante.

    Pour ce qui concerne les critiques sur la Monnaie Pleine de Eva Zaki, tout cela est bien connu, mais ne rien faire pour chercher de sauver le Frs avec une initiative qui pourra être corrigé en cours de route, si accepter par le peuple suisse, me semble dénigré de la bonne volonté des personnes qui se battent contre vent et marré pour réussir à contrôler la BNS.

    Dénigré le travail des autres pour mettre en avant le sien, est très suspect et cela ne va pas dans la bonne direction.

    @ zelectron

    La monnaie la plus vieille est encore la plus actuelle valable est l’or, (de préférence en petites pièces) c’est le concurrent le plus détester des Banques Centrales pour une forte raison.

  2. 1- l’or n’est plus une monnaie depuis belle lurette, il peut représenter une valeur pour certains, voyez ce qu’en ont fait les princes de ce monde qui qui ont battu monnaie .
    2- il n’y a pas assez d’or pour couvrir l’ensemble des monnaies et engagements actuels
    3 – l’or est tout aussi spéculatif que bien d’autres Bitcoins, dollars ou €, yens . . ..
    4 – lisez la désastreuse histoire de la monnaie pour ne pas mourir i…
    5 – je vous vois mal affréter 12 douzaines de trains de marchandises + un bon nombre de porte-containers pour faire joujou à la bourse de NY sans compter les frais et contrôles que cela engendrerait
    6- l’or ne voyage pas sur internet
    and so and . . .

    Pour terminer sur une note d’optimisme il y aura toujours des petits malin pour faire passer du tungstène pour de l’or 🙂

  3. @ Zelectron

    Il me semble que vous avez un problème avec l’or, ce que certains n’aurons pas quand les papiers monnaies seront déclarés papier sans valeur. Après cette décente en enfer prévus pour la dette insoutenable mondiale, soyer sans crainte que le problème sera résolu, d’une façon ou d’une autre. Les petites pièces d’or que j’ai mentionné n’est rien d’autres qu’une des suggestions pour pouvoir survivre dans cette période trouble. Si cela ne vous convient pas, vous êtes libre libre de ne pas y croire, a chacun son indépendance.

    Pour en ce qui concerne l’utilisation de l’or, un exemple, il me semble que l’or de Fort Knox n’a jamais changé de place, mais il a été la garantie du dollar jusque en 1972, la dette américaine est devenue insoutenable et il a été nécessaire de l’abandonner pour différente raison et malheureusement on est arrivé à la calamiteuse situation actuelle.

    Probablement dans une Cashless Society future, la valeur monétaire sur qui se basera la cryptomonnaies pourra encore être l’or ou pas, ou un ensemble d’autres valeurs, (les terres rares ?), rien n’est à ce point sûr, dans l’attente, beaucoup de pays achètes et stocke de l’or en prévision de vouloir être entre les puissances qui domineront le monde économique et politique post dette insoutenable mondiale.

  4. « l’or est tout aussi spéculatif que bien d’autres Bitcoins, dollars ou €, yens . . .. » C’est parfaitement juste, mais l’or c’est l’ultime monnaie anti-système, c’est pour reprendre Bertez:
    « L’or n’a d’intérêt que comme assurance ultime contre le retour de la barbarie, contre le chaos monétaire, voire militaire et pour remplir cette fonction il doit être à portée de votre main et pas à portée de mains des autres, »

    La seule dimension spéculative ne concerne pas l’or pour lui même (qui est le supreme souverain, ce qui n’est pas le cas des devises frauduleuses), mais bien l’histoire qui sera notre unique référence spéculative.
    Les grands événements historiques, comme tournants majeurs, en tant qu’ils sont reproductibles nous renseignent plus qu’ils nous enseignent, du moins si on se contente d’une approche surfacique et catégorielle de l’Histoire. Nous sentons bien, entre observation et intuition, la proximité d’un effondrement occidental qui aurait,sur le plan économique et financier, des retombées cataclysmiques mondiales. Que ce soit par la guerre ou la monnaie (comme « sang du Système » pour tout ce qui touche à la valeur, les flux et les connectivités sociétales et sociales) l’or remplira donc son rôle d’assurance contre le chaos qui vient.

    Je rajouterai ce qu’en disait Bertez dans le même article: « En ayant de l’or vous vendez à découvert le Système. Vous « shortez » leur compétence et leur honnêteté. »
    Si on le peut, « vendons le Système » en achetant de l’or, la contrepartie monétaire de notre travail ne devrait pas être totalement placée dans un système bancaire dont on peut dire qu’il est en sursis… Spéculer, c’est croire et croire engendre la responsabilité de vos actes/pensées ainsi que vos dires dans la direction du pari que vous formuliez au travers de cette croyance qui en la synthèse. Si les moutons finissent tondus puis à l’abattoir c’est que leur peau valait moins que leur chair et que le berger était bien entendu de mèche avec le tueur…

  5. @jeanmonti
    j’imagine fort bien que tout le monde peut se procurer de l’or sans en avoir les moyens 🙂
    la convertibilité de l’or est totalement impossible puisqu’il faudrait 30 fois plus d’or sur notre planète pour remplacer les actifs circulants et ne parlons pas des dettes.
    Je n’ai aucun pb avec l’or, j’en ai même possédé un peu, ce qui m’amène à vous confier que je connais un peu cette question et bien d’autres en ce qui concerne les monnaies

  6. Si la couverture or a été supprimée en 1971 et la création monétaire déléguée aux banques commerciales, c’est justement dans un contexte de déficit des Etats. C’est tout simplement parce que les banksters avaient lessivé les States.

    BRAVO GRAND MENSONGE C’EST DEPUIS CETTE DATE QUE LES DETTES AUGMENTENT.
    C’est tout simplement parce que les banksters avaient lessivé les States.

    l’or servait justement par l’intermédiaire de la BRI à compenser les déficits extérieurs. Aujourd’hui ce blog démontre que l’exédent commercial de la Suisse sert à payer le déficit des pigs.L’argent est un moyen d’échange la renaissance en a fait un outil spéculatif.

    Petite question, si j’ai remboursé 50% de l’hypothèque de ma maison, si ma banque fait faillite le repreneur de ma cédule me demandera combien?

  7. Si l’hypothèque est transmise à un tiers, l’ensemble du dossier le sera aussi. Je suppose que le contrat se poursuivra normalement. Vous pouvez craindre la chose suivante: chute conséquente de l’immobilier au moment du renouvellement de votre hypothèque. Et là…

  8. Sauf que tous ces arguments peuvent être retournés au centuple contre la défense de l’émission de monnaie scripturale par les banques privées. Il n’y a aucun élément qui puisse suggérer que la BNS serait susceptible d’accélérer la création de monnaie mais surtout il y a l’histoire récente qui suggère de manière plutôt convaincante que le public a dû non seulement sauver les banques trop grosses pour faillir, mais en sus garantir à long terme le rendement des actionnaires sans espoir de dividendes pour les collectivités publiques.
    Il faudra bien un jour que quelqu’un s’y colle. Je doute que les Suisses soient aussi courageux, mais ce serait l’occasion de montrer que nous nous préoccupons plus de l’humain que de rendements sans pour autant brader notre expertise en matière financière.

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