Vous avez dit Etat de droit? Eric Werner

La philosophie d’Eric Werner est influencée par Machiavel, Clausewitz, Raymond Aron, Carl Schmitt1, Hannah Arendt, Ernst Nolte, Alexandre Zinoviev et René Girard.

2017: l’État de droit comme réalité. Antipresse

Les années se suivent, et en règle générale se ressemblent. Les ruptures de continuité sont rares. Mais non complètement inexistantes. L’année 2017 en a connu une importante: elle concerne l’État de droit.

L’État de droit a toujours été quelque chose de très fragile, pour ne pas dire d’aléatoire. C’est, certes, une barrière contre l’arbitraire, mais une barrière que l’arbitraire, justement, n’a pas trop de peine à franchir lorsqu’il l’estime nécessaire (par exemple, quand les intérêts supérieurs des dirigeants sont en jeu). Simplement cela ne se dit pas. Les juristes s’activent pour sauver les apparences, et en règle générale y parviennent: Les apparences sont sauves. Sauf que, depuis un certain temps, les dirigeants ne se donnent même plus la peine de sauver les apparences.

On l’a vu en 2015 déjà, lorsque Mme Merkel, s’affranchissant des textes européens relatifs à l’immigration, a décidé d’ouvrir toutes grandes ses frontières à deux millions de migrants, répétant ainsi le geste de son lointain prédécesseur Bethmann-Hollweg, qui, en 1914, avait justifié l’invasion de la Belgique en comparant les traités internationaux garantissant la neutralité belge à un chiffon de papier. Mme Merkel n’a pas exactement dit que les Accords de Dublin étaient un chiffon de papier, elle a simplement dit qu’elle ne voulait plus les appliquer. Nuance.

Encore une fois, les dirigeants ont toujours fait tout ce qu’ils voulaient. Toujours, ou presque. Parfois, il est vrai, ils renoncent à faire certaines choses. Ou en font d’autres qu’ils ne voudraient pas faire. Cela arrive. Si les dirigeants faisaient toujours tout ce qu’ils voulaient, cela leur porterait à la longue préjudice. Les gens finiraient par se dire qu’on n’est plus en démocratie. Ou encore, comme Emmanuel Todd dans son dernier livre, que la démocratie libérale est un «concept creux, vidé de ses valeurs fondatrices, que furent la souveraineté du peuple, l’égalité des hommes et leur droit au bonheur» [1]. Certains le disent déjà. Mais ils pourraient être beaucoup plus nombreux à le dire. Le régime a beau faire la sourde oreille à ce genre de critiques: à la longue, ne contribuent-elles pas à le fragiliser? Les dirigeants se retiennent donc d’aller trop loin dans cette direction. Ils ne font pas toujours tout ce qu’ils veulent, juste presque toujours. Ce qui nous ramène au droit.

Fondamentalement parlant, le droit est un instrument de pouvoir: un instrument de pouvoir entre les mains du pouvoir, lui permettant de faire oublier qu’il est le pouvoir. Telle est son utilité. Or ce qui est apparu en 2017, c’est que le pouvoir se sentait désormais assez fort pour, justement, se passer de cet instrument de pouvoir. Le pouvoir continue, certes, à fabriquer du droit, à en fabriquer, même, en grande quantité. Mais le droit qu’il fabrique n’a plus grand-chose à voir avec le droit.

On l’a vu par exemple cet automne avec l’espèce de frénésie qui l’a conduit à inventer de nouveaux délits en lien avec le «harcèlement», les «comportements inappropriés», les «violences faites aux femmes», etc. Avec le renversement de la charge de la preuve, l’extension indéfinie des délais de prescription, d’autres atteintes encore aux principes généraux du droit, on sort ici clairement du cadre de l’État de droit. On a encore affaire, si l’on veut, à du droit, mais le droit ne masque ici plus rien. Il ne fait plus rien oublier. L’arbitraire, autrement dit, se donne ici directement à voir.

2017, on le sait, a aussi été l’année où le gouvernement français a normalisé l’état d’urgence en en transférant les principales dispositions dans le droit ordinaire. Il faut bien voir la portée d’une telle mesure. Les dirigeants se sont toujours considérés comme au-dessus des lois. Ils se sont aussi toujours comportés en conséquence. Mais cette fois c’est la loi elle-même qui le dit. C’est la loi elle-même qui dit que les dirigeants sont au-dessus des lois. D’une certaine manière, l’état d’urgence le disait déjà. Mais pour un temps limité seulement. L’état d’urgence trouvait son modèle dans l’institution du dictateur à l’époque romaine. Nommé pour six mois, il avait tous les pouvoirs. Mais pour six mois seulement. Après, on revenait à la normale. Or, dans le cas qui nous occupe, la voie du retour à la normale est barrée. La dictature n’est plus ici l’exception qui confirme la règle, elle se pérennise elle-même pour devenir elle-même la règle. Pourquoi non?

Quand, par conséquent, les dirigeants français actuels reprochent à leurs homologues polonais de porter atteinte à l’indépendance de la justice, au motif que l’actuelle majorité parlementaire en Pologne aurait édicté une loi soumettant la nomination des juges polonais à l’approbation du pouvoir exécutif, on pense irrésistiblement à la parabole de la paille et de la poutre: car eux-mêmes, à y regarder de près, vont beaucoup plus loin encore dans ce domaine. En Pologne, les juges sont peut-être nommés par le pouvoir exécutif, mais au moins continue-t-on à leur demander leur avis pour savoir si quelqu’un doit ou non être embastillé. Alors qu’en France, dans les affaires de terrorisme tout au moins, non: c’est le pouvoir exécutif qui dit si quelqu’un doit ou non être embastillé. Lui et lui seul. Il n’y a pas, en France, de contrôle judiciaire dans les affaires de terrorisme. Or, comme on le sait, il est très facile aujourd’hui de se voir étiqueter de «terroriste». Le terme est élastique à souhait.

En cette fin d’année 2017, la Commission européenne a engagé une procédure visant à priver la Pologne de son droit de vote dans les conseils européens pour atteinte à «l’État de droit». Des sanctions à son encontre sont également envisagées. Mme Merkel et M. Macron font chorus en demandant à la Pologne de rentrer dans le droit chemin. Ils invoquent les «valeurs européennes». C’est l’hôpital qui se moque de la charité.

Eric Werner, Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, docteur ès lettres, il a été professeur de philosophie politique à l’Université de Genève.

NOTE

Emmanuel Todd, Où en sommes-nous? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, 2017, p. 12

14 réflexions sur “Vous avez dit Etat de droit? Eric Werner

  1. Nous pourrions parler aussi de l’Espagne, qui n’a jamais tiré un trait sur le franquisme et où aujourd’hui des citoyens sont condamnés à de la prison ferme pour des tweets ou des chanson qui critiquent le régime.
    https://www.legrandsoir.info/espagne-un-rappeur-risque-12-ans-de-prison-pour-des-chansons-et-des-ecrits-sur-twitter.html

    Ou de la Suisse: https://www.letemps.ch/opinions/2017/01/08/legalite-estelle-toujours-legitime-relire-antigone

  2. N’oublions pas l’Amerique, et pour exemple ALEC (American Législative Exchange Council) subventionné par de grandes corporations, les frères Koch et ce genre de types. Cette organisation ,ALEC, développe des textes législatifs pour les États, les législateurs. Avec leur argent, leur influence, facile de deviner la suite…État de droit ! Droit de qui ?

  3. La démocratie devient de plus en plus une fiction dans nos sociétés. Elle est célébrée dans les discours pour mieux l’ étouffer dans les faits…

  4. « …Mme Merkel n’a pas exactement dit que les Accords de Dublin étaient un chiffon de papier, elle a simplement dit qu’elle ne voulait plus les appliquer. Nuance…. »

    Effectivement tout est dans la nuance.
    Angela s’agacerait du pseudo attribué au locataire de l’Elysée et se laisserait bien tenter par « Angela Mercure » …🤗

  5. Le peuple n’est pas au pouvoir et subit l’ accaparement du pouvoir par une oligarchie corrompue qui vit à ses dépens.
    Il fut un temps où l’oligarchie préférait une certaine discrétion à l’étalement public de leur extraordinaire prétention et arrogance (Cf. notamment la création de la fondation de Mme Pénicaud).
    Ceci dit, cette cascade de fiascos sans conséquence ni judiciaire ni disciplinaire est perturbante et à terme n’inspire rien de bon.

  6. Aucune démocratie ne peut être pérenne sans que les oeuvriers d’icelle ne soient contrôlés (députés, sénateurs, élus qui comme par hasard se contrôlent eux-mêmes et ce plus qu’à minima)
    A propos de leurs émoluments, frais et avantages, une centaine de citoyens jouant un rôle de questeurs civils (retraités si possible) de la circonscription dont ils sont issus, désignés par le sort pourraient s’opposer à toute augmentations . . .

  7. Oui Zelectron … mais cette façon de faire ou d’administrer n’est compatible qu’avec l’État de Droit.
    Or, notre système électoral, discrètement bridé et réaménagé par des élus et autres parlementaires parasites, nous en a déjà bien éloignés.

  8. Jeanmonti

    La ministre de la Culture – celle là même qui flanquée d’Ed.Philippe soutenait la tueuse de taureaux aux législatives de Nîmes – a récemment proposé un projet  (encore un !) qui consiste à ne conserver aux Archives que des documents estimés  « essentiels »…

    Si la mesure surprend, on peut néanmoins s’attendre à un archivage sélectif.

    Voila qui renvoie à une autre curiosité de campagne de Macron qui, emporté par un des élans messianiques dont il a le secret, s’était fendu d’une réflexion apprêtée :

    – « …les pages de l’ Histoire je ne vais pas les tourner je vais les effacer… ».

    L’archivage sélectif, qui n’a l’air de rien à première vue, est un symptôme qui devrait alerter les médias, lesquels s’en fichent copieusement plutôt préoccupés à remplir leurs colonnes de faits divers variés et indigestes.

    Nos services d’archives (national ou départemental) sont un exemple unique au monde. Effacer le passé parce qu’il ne correspond pas aux visées  d’un monarque à l’égo surdimensionné relève d’une infâmie.

  9. Tolstoy a écrit que les gouvernements ont toujours la tendance de réécrire l’histoire, la classe gouvernante n’a toujours rien compris, elle répète toujours les mêmes erreurs, résultat on finit toujours par une destruction…..

  10. – curiosité de campagne de Macron qui, emporté par un des élans messianiques dont il a le secret, s’était fendu d’une réflexion apprêtée :

    – « …les pages de l’ Histoire, je ne vais pas les tourner je vais les effacer… ».

  11. A propos de l’état de droit…

    Depuis quelques jours la presse française diffuse une vidéo de la djihadiste française Émilie Konig détenue par les Kurdes en Syrie. Cette vidéo titrée « on m’a toujours très bien traitée », a fait suite aux propos de la mère de la « prisonnière » quant aux conditions de détention de sa fille.

    Après avoir écouté et observé avec attention ladite vidéo il m’a aussitôt apparu qu »il s’agissait d’un montage grossier.
    Entre autres preuves, les yeux de MissEmilie Konig étaient soigneusement maquillés.
    Faudrait-il en conclure que les soldats Kurdes sont tellement respectueux de l’élégance française qu’ils autorisent leurs détenues à se pomponner ? !?

    Ben voyons !

    Le JDD 15h29 du 8 janvier 2018, modifié à 15h46, a dû être alerté en ce sens par des lecteurs attentifs et incrédules car depuis les yeux de la Miss ont curieusement été floutés .

    Trop de « news » nuisent à la « fake news » !

  12. Derrière les procédures judiciaires (à charge)récemment engagées contre la France Insoumise il y a en réalité une dérive autoritaire particulièrement inquiétante d’un pouvoir exécutif discrédité qui cherche à tout prix des boucs émissaires.Derrière ces opérations de police particulièrement spectaculaires il y a une volonté on ne peut + claire :mettre la main sur toutes les infos disponibles concernant un mouvement politique (la France Insoumise)et ficher les citoyens/citoyennes lui apportant leur soutien.Criminaliser tout mouvement politique et citoyen s’opposant à un gouvernement en pleine déréliction : voilà la véritable ambition de dirigeants ne sachant plus quoi faire pour regagner la confiance des Français.Or cette confiance ils l’ont définitivement perdue.

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