Le financement avéré de la BNS par les too-big-to-fail, Par Vincent Held

422 milliards de francs suisses. Tel était au 30 septembre 2015 le montant transféré par des établissements financiers sur leurs comptes de virements auprès de la BNS, afin que celle-ci puisse financer sa coûteuse politique d’affaiblissement du franc face à l’euro.

Si le fait reste peu connu, l’endettement massif de la Banque nationale suisse (BNS) envers des banques commerciales suisses et étrangères n’en est pas moins indiqué noir sur blanc dans les bilans officiels de l’institution. (1)

Nous allons voir ici que les établissements auxquels la BNS attribue le statut de « too-big-to-fail » (établissements « trop grands pour faire faillite ») et qui bénéficient dès lors de garanties illimitées de la part de l’Etat suisse (2), participent justement dans des proportions importantes au financement de sa politique monétaire.

La BNS offrirait-elle à ses principaux créanciers une immunité totale – garantie par le contribuable suisse – en échange du financement de sa politique monétaire ?

Grandes banques « suisses » : des montagnes de liquidités au service de la BNS

Le 1er septembre 2015, la BNS annonçait que PostFinance avait obtenu le statut de « too-big-to-fail » le 29 juin 2015, soit deux mois avant cette communication. (3)

Sauf à ce que la BNS ait omis de nous informer de l’existence d’autres institutions financières « d’importance systémique », les « too-big-to-fail » sont désormais au nombre de cinq : UBS, Crédit Suisse, la Banque Cantonale de Zurich, Raiffeisen et PostFinance.

Nous allons voir maintenant que ces établissements transfèrent à la BNS des liquidités par dizaines de milliards de francs suisses, contribuant ainsi de manière significative à soutenir les achats massifs de devises qui lui permettent d’atténuer la force du franc.

• Quand UBS et Crédit Suisse transfèrent 101 milliards de francs à des banques centrales « étrangères »…

D’après le rapport de la BNS sur « Les banques suisses » de l’année 2014, les deux « grandes banques suisses », UBS et Crédit Suisse, détenaient en effet à elles seules pour 53 milliards de francs de liquidités sur leurs comptes de virement à la BNS à la fin décembre. (4)

Par ailleurs, ce même rapport nous indique que nos « grandes banques » possédaient également pour 101 milliards de francs d’avoirs à vue auprès de « banques d’émission étrangères », c’est-à-dire d’autres banques centrales.

Cela signifierait-il que ces établissements, qui bénéficient de garanties illimitées sur les fonds du contribuable helvétique, financeraient massivement des banques centrales étrangères ? Et ce alors même que les liquidités de ces banques – dont font partie leurs avoirs à vue auprès de banques centrales – sont étroitement surveillées tant par la BNS que par la Finma depuis 2012 !… (5)

Il existe toutefois une autre possibilité. Une partie des transferts de fonds de ces banques à la BNS pourrait en effet emprunter des circuits financiers passant tant par des « banques d’émission étrangères » que par des banques commerciales chargées de réaliser, à leur place, des dépôts auprès de la BNS.

• … les petites « too-big-to-fail » transfèrent massivement les avoirs de leurs clients à la BNS !

Du côté des petites « too-big-to-fail », on peut tout d’abord relever le montant élevé des liquidités détenues par la Banque Cantonale de Zurich à la fin 2014 (27.1 milliards de francs, soit 17% du total de ses actifs !), et qui « se composent principalement de dépôts auprès de la BNS » (6).

De même, PostFinance disposait de 41.7 milliards de francs en liquidités à la fin 2014, soit pas moins de 35% du total de son bilan ! Son rapport annuel précisant par ailleurs qu’« au 31 décembre 2014, le montant des liquidités déposées auprès de la BNS était toujours très élevé ». (7)

On peut de fait constater une véritable explosion des avoirs en compte de virement à la BNS d’une catégorie de banques intitulée « autres établissements », qui ont bondi de seulement 4 milliards de francs en 2012 à 41 milliards en 2013, puis à 46 milliards à la fin 2014. (4) Or c’est justement en 2013 que PostFinance a obtenu sa licence bancaire et que ses données ont commencé à être comptabilisées dans cette catégorie… (8)

actifs postfinance

Plus mystérieux en revanche est le cas de la banque Raiffeisen, qui a rejoint la ligue des « too-big-to-fail » en cours d’année 2014. Les liquidités de l’établissement sont en effet passées de 7.2 milliards en 2013 à 9.2 milliards en 2014 (+31%), puis à 18 milliards de francs à la fin du 1er semestre 2015, soit une hausse de 95% en à peine 6 mois ! Or, le rapport intermédiaire de l’établissement ne nous explique pas en quoi consistent ces liquidités, ne mentionnant même pas cette évolution pourtant spectaculaire. (9)

Mais sans doute en saurons-nous plus lors de la publication du rapport annuel 2015 du Groupe Raiffeisen ? Ou peut-être la Direction du groupe prendra-t-elle les devants en offrant quelques pistes à ses sociétaires sans attendre l’année prochaine ?

Enfin, remarquons que la composition des actifs de ces trois banques nous amène inévitablement à nous interroger sur la manière dont certaines d’entre elles rentabilisent les montants colossaux qu’elles détiennent sous forme de liquidités. Et en particulier les avoirs dont elles disposent sur leurs comptes de virements – soumis à intérêts négatifs ! – à la BNS…

tbtf

Des transferts de fonds rentabilisés grâce aux marchés spéculatifs ?

En tout état de cause, le financement de la BNS par le secteur privé est une source évidente de conflits d’intérêts potentiels. Et le rôle prépondérant des « too-big-to-fail » dans ce système de fonctionnement est de nature à susciter quelques interrogations.

On peut par exemple formuler l’hypothèse selon laquelle le statut de « too-big-to-fail » serait accordé par la BNS à des établissements qui acceptent de mettre des montants importants au service de sa politique monétaire.

Dans une publication précédente, nous avions démontré que les fonds transférés à la BNS pouvaient être ensuite rentabilisés via des opérations spéculatives portant sur de la dette européenne publique et privée. Ceci grâce à des instruments financiers tels que les « SecLend COSI », produits à la commercialisation desquels il s’était avéré que la BNS était étroitement associée…(10)

Or, la méthodologie préconisée tant par le Conseil fédéral que par la Finma en cas de sauvetage de ces établissements est pour le moins drastique. Elle repose notamment sur la suppression des avoirs bancaires des déposants selon les dispositions prévues par l’Ordonnance de la Finma sur l’insolvabilité bancaire. (11) La possibilité d’un recours au contribuable étant maintenue comme une option de réserve.

Il pourrait ainsi être temps de déterminer la manière dont sont employées les montagnes de liquidités que détiennent, auprès de la BNS, ces banques « suisses » dont les prises de risques sont intégralement supportées par leurs déposants (personnes physiques, entreprises, fonds de pension…)

Et pour la BNS, de faire un peu plus de clarté sur ses circuits de financement !

Vincent Held, économiste, Master of Science in Finance HEC Lausanne

(article mis à jour le 11/01/2016)

Notes

1. Un coup d’œil, même rapide, au bilan de la BNS, suffit en effet à nous assurer que les avoirs en compte de virement auprès de la BNS des diverses « banques en Suisse » et « banques et institutions étrangères » représentent la principale contrepartie des achats effrénés de devises qui ont été réalisés depuis 2008.

Source : BNS, Rapport intermédiaire de la Banque nationale suisse au 30 septembre 2015, p.6 (Passifs)

Il peut être intéressant de relever que ces avoirs stagnaient à moins de 10 milliards de francs jusqu’en 2007, avant de bondir subitement à plus de 40 milliards en 2008 et de dépasser les 400 milliards dès janvier 2015.

2. Dans sa présentation du projet de « loi too-big-to-fail » au parlement, le Conseil fédéral insistait sur l’importance d’UBS et de Crédit Suisse pour le fonctionnement de l’économie nationale :

« Si l’une des deux grandes banques suisses connaît des difficultés, c’est le fonctionnement du système financier dans son ensemble qui est menacé, et avec lui toute l’économie nationale. L’Etat est alors pratiquement contraint d’intervenir pour sauver l’entreprise, qui est « trop grande pour être mise en faillite » (too big to fail). Celle-ci bénéficie ainsi d’une garantie implicite de l’Etat, au détriment d’un mécanisme de sanction essentiel inhérent au marché. » […]

Le message n’abordait en revanche pas directement la possibilité que ces « garanties d’Etat » soient étendues à d’autres établissements, se contentant de préciser un point qui pouvait alors sembler relever du détail technique :

« Le projet de loi confie en outre à la Banque nationale suisse (BNS) le soin d’établir par voie de décision quelles banques sont d’importance systémique […] »

Source : Admin.ch, Message concernant la modification de la loi sur les banques

3. « Le 29 juin 2015, la Banque nationale suisse (BNS) a déterminé par voie de décision que PostFinance SA est un groupe financier d’importance systémique […]. Cette décision a été prise après consultation de PostFinance SA et de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) […] La présente communication a lieu d’entente avec PostFinance SA. »

Source : SNB.ch, Décision de la Banque nationale suisse concernant l’importance systémique de PostFinance S.A.

4. Source : BNS, Les Banques suisses – 2014, pp. A21-A23 (colonne « Avoirs en compte de virement à la BNS »)

Pour les calculs qui nécessitent de connaître le total des bilans des différentes catégories de banques, nous nous référons aux chiffres fournis à la page A2 (Somme des bilans).

5. « Les banques d’importance systémique présentent mensuellement leur situation en matière de liquidités […]. Elles fournissent à la FINMA et à la BNS […] la situation en matière de liquidités au niveau du groupe financier […] au niveau des établissements individuels y compris toutes les succursales […] compte tenu du scénario de crise préétabli »

« Les banques d’importance systémique remettent, en outre, mensuellement à la FINMA et à la BNS […] un rapport qui expose les principales variations de la situation en matière de liquidités par rapport au mois précédent et en explique les causes. »

Source : Admin.ch, Ordonnance sur les liquidités des banques (OLiq)

6. Source : Banque Cantonale de Zurich, Annual Report 2014 (p. 67 – section « Liquidity and financial investments »)

7. Source : PostFinance, Rapport de gestion 2014 (pp. 48 et 58)

8. « En 2013, la FINMA a accordé à PostFinance SA l’autorisation d’exercer une activité de banque et de négociant en valeurs mobilières. PostFinance SA entre ainsi dans le cercle des établissements soumis à l’obligation de fournir des données à la BNS pour la statistique bancaire. Ses données sont désormais comprises dans les chiffres agrégés. »

Source : BNS, Les Banques suisses – 2014, p. 46

9. Source : Raiffeisen, Bouclement intermédiaire – 30 juin 2015 (section « Bilan du Groupe »)

10. Au moment où est écrit cet article, la présentation de ce produit a été quelque peu simplifiée, et il ne semble plus rester de trace de la participation de la BNS en tant que contact de référence pour « des informations aux partenaires quant à la l’intérêt d’une participation » (« Information to partners about interest of participation »).

(A toutes fins utiles, nous précisons toutefois que nous disposons de copies intégrales des pages correspondantes au format HTML.)

A noter toutefois la participation de la BNS au marché « CCP Repo », qui permet notamment de spéculer sur de la dette privée et publique européenne avec des liquidités en francs suisses à déposer… auprès de la BNS, justement !

Source : Eurex, Exchange participants

11. Ce texte prévoit en effet la suppression pure et simple des dettes des banques suisses (comprises d’ailleurs dans un sens très large) envers leurs créanciers – dont leurs déposants font partie !

Art.50 – Réduction de créance

« En parallèle ou en lieu et place de la conversion de fonds de tiers en fonds propres, la FINMA peut ordonner une réduction de créance partielle ou totale. »

Source : admin.ch, Ordonnance de la FINMA sur l’insolvabilité bancaire

Si la brutalité d’une telle mesure peut surprendre, elle n’en est pas moins préconisée explicitement dans le rapport final au Conseil fédéral d’un « groupe d’experts » composé notamment de représentants du Département fédéral des finances (DFF), de la Finma, de la BNS… et de Crédit Suisse :

« Les mesures en cas de crise ont pour objectif de limiter les effets dommageables d’une menace d’insolvabilité d’un établissement d’importance systémique et se fondent sur des plans généraux d’assainissement et de liquidation. Le modèle qui s’est imposé dans le débat international est celui du renflouement interne (bail-in), autrement dit de la conversion de fonds de tiers en fonds propres. Les créanciers de la banque (à l’exception des déposants protégés) sont en l’occurrence contraints de participer aux pertes de l’établissement. »

On pourrait penser que cette approche n’engage que le petit « groupe d’experts » en question. Or, les recommandations qui en découlent ont été reprises mot pour mot dans le « rapport too-big-to-fail » remis par le Conseil fédéral au Conseil des États le 18 février 2015 !

« les enquêtes internationales les plus récentes montrent qu’en matière de mesures en cas de crise, l’arsenal juridique suisse présente certaines faiblesses. La réduction de créance n’est par exemple pas expressément prévue par la loi, même lorsqu’un assainissement est inévitable. De plus, selon la loi sur les banques (LB), un renflouement interne n’est possible qu’à titre de mesure ultime. Une certaine tension existe donc entre, d’un côté, le droit en vigueur et, de l’autre, la stratégie d’assainissement et de liquidation privilégiée par la FINMA ainsi que les développements internationaux. »

Il s’agit donc bel et bien d’aplanir le terrain à la Finma, en reprenant dans le droit suisse les mesures de « réduction de créance » prévues à l’art. 50 de l’Ordonnance Finma sur l’insolvabilité bancaire !

Sources :

a) news.admin.ch, Rapport final du groupe d’experts chargé du développement de la stratégie en matière de marchés financiers, Annexe 4

b) admin.ch, Rapport du Conseil fédéral : « Too-big-to-fail », point 7 – Modifications législatives visant à renforcer le dispositif prévu en cas de crise

4 réflexions sur “Le financement avéré de la BNS par les too-big-to-fail, Par Vincent Held

  1. Pingback: Le financement avéré de la Banque nationale suisse par les « too-big-to-fail », Par WinnieDaPooh | Philippehua's Cellule 44

  2. On sait que les BC ne peuvent pas printer ex-nihilo et ont besoin des banques commerciales pour augmenter la taille de leurs bilans. L’explosion des avoirs des banques systémiques auprès de la BNS n’est donc pas une véritable surprise.

    Ce qui m’interpelle en revanche c’est qu’une telle création monétaire échoue dans ses objectifs que ce soit dans l’affaiblissement du franc ou la lutte contre la déflation. S’agit-il des réels objectifs ? On peut en douter. Par ailleurs cet article focalise sur la politique d’affaiblissement du franc contre euro or les derniers mois démontrent que la BNS n’a pas acheté d’EUR mais de l’USD.

  3. Bonjour Sarbacane!

    La BNS se sert bel et bien des fonds qui lui sont transférés par les banques commerciales pour affaiblir le franc, ce qu’attestent les brusques variation de notre monnaie sur le marché des changes. Si l’euro reste malgré tout à des niveaux faibles, eh bien, ce n’est pas de très bon augure pour l’avenir de cette monnaie…

    La vraie question, c’est que se passerait-t-il si la BNS venait à ne plus pouvoir rembourser ses créanciers – puisqu’elle doit déjà pour plus de 420 milliards aux diverses banques commerciales qui disposent d’avoirs sur ses comptes de virement… Rappelons qu’il s’agit là d’avoirs à vue, exigibles à tout moment!

    Pour une réflexion sur l’existence d’un lien entre le financement privé de la BNS et les confiscations de dépôts bancaires prévues par l’art. 50 de l’OIB Finma, je me permets de vous renvoyer à la note 11 de la publication ci-dessus…

    En tout cas, merci pour votre intérêt!

  4. Bonjour Winnie et merci.

    Pour la faiblesse de l’euro je ne partage pas tout à fait votre avis… je pense simplement qu’il y a dorénavant une prime de défiance qui persiste à son égard et qu’une prime symétrique existe pour le CHF ce qui met effectivement la BNS en grande difficulté. On sait par exemple que le problème grec reviendra sur la table… Ces primes n’ont rien à voir avec les fondamentaux économiques et tiennent à l’existence même de l’euro, elles sont donc fortes.

    Je pense paradoxalement que c’est une chance pour la zone euro qui a longtemps eu une monnaie surévaluée et peut enfin bénéficier d’une monnaie sous évaluée contre dollar notamment. N’oubliez pas que la parité EUR-CHF reste une parité relativement « mineure » et n’est que la conséquence des autres. Je pense d’ailleurs que l’erreur de la BNS est de s’être engagée sur un champ de bataille trop grand pour elle… elle a été obligée d’intervenir dans des proportions folles comparées au PIB de la Suisse et se retrouve avec des quantités d’USD et d’EUR dignes d’un grand casino.

    Votre remarque vaut peut-être encore davantage pour le dollar qui avec un différentiel de taux jamais observé dans l’histoire contre la Suisse et la zone euro s’est finalement assez peu apprécié. A LT l’euro sera fort ou ne sera pas et en dépit des difficultés, je continue à penser qu’un petit groupe de Pays dont la France et l’Allemagne feront partie le conservera.

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